Nous sommes harcelés au téléphone pour des « comptes formation » : comme l’état subventionne les ayants droits, d’innombrables sociétés cherchent à les attirer. Afin d’envoyer sur les roses (mais toujours très poliment, c’est un travail pourri) la pauvre téléphoniste qui voulait savoir pourquoi cela ne m’intéressait pas, j’ai répondu : « j’ai quatre-vingts ans » (en Suisse et en Belgique, otante ou huitante). Il y a eu un silence surpris suivi d’un déluge d’excuses pour le dérangement – conseil d’amie, faites comme moi…
We are harassed on the phone for « individual learning accounts »: as the state subsidizes rights holders, innumerable companies seek to attract them. In order to get rid of the poor telephonist who wanted to know why it did not interest me (but always very politely, it’s an abominable job) I replied, « I am 80 years old ». There was a surprised silence followed by a deluge of excuses for the inconvenience – friend’s advice, do like me …
J’ai menti.
J’aurai 70 ans (septante ou soixante-dix ?) le 11 janvier, vous serez adorables de m’envoyer un petit message ce jour-là. Soixante-dix, c’est beaucoup, cela se voit aux cheveux des amis de toujours, devenus argentés, puis passés de l’argent au blanchiment.
Cela se voit à la longue liste des disparus. Cela se voit quand mes genoux rechignent avant de se mettre au boulot.
Cela paraît lourd, ou plutôt consistant. Il y a un paquet d’années écoulées, il y a un paquet d’histoires à raconter, il y a de l’expérience : je me sens riche.
I lied.
I will be 70 years old on January 11, you will be adorable to send me a little message that day. Seventy, it’s a lot, it is seen at the hair of the friends of always, become silver, and then gone from silver to whitening (in French, a joke with money laundering).
This is seen at the long list of missing. This is seen when my knees are reluctant before getting to work.
It seems heavy, or rather consistent. There is a package of past years, there is a pack of stories to tell, there is experience: I feel rich.
Cela veut dire aussi pas loin de cinquante ans de vie commune avec Paul (ouh là là ! Quarante-neuf ans de mariage hier !). Cela veut dire des milliers de livres accumulés, il faudrait pousser les murs, Paul en a dénombré cinq mille mais il n’a pas terminé le décompte. Alors il vient de réaliser une nouvelle bibliothèque, avec un rayon destiné plus particulièrement aux écrivains prolétariens.
It means also not far from fifty years of life together with Paul (Ooooooops! Forty-nine years since our wedding yesterday!). This means thousands of accumulated books, we would have to push the walls, Paul has counted five thousand but he did not finish the count. So he has just created a new library, with a section intended more particularly for proletarian writers.
Justement, je lisais « Dans le murmure des feuilles qui dansent »… Ce livre d’Agnès Ledig (qui n’a pas encore sa place dans nos rayons) m’est tombé des mains. C’est pourtant bien écrit, les personnages sont consistants, la plupart fracassés par la vie : si c’est bien triste dans la réalité, ça donne d’excellents romans. Pourtant j’ai décroché.
Alors j’ai fouiné dans nos trésors de papier (où il est parfois difficile de faire son choix, après tout, c’est comme dans une librairie) et j’ai découvert « Keetje » de Neel Doff : la préface de Henri Poulaille a coupé court à mes doutes, il s’agit bien d’une auteure prolétarienne.
Precisely, I read « Dans le murmure des feuilles qui dansent » … This book of Agnès Ledig (who has not yet his place in our shelves) fell from the hands. It is well written, the characters are consistent, most shattered by life: if it is sad in reality, it gives great novels. Yet my interest falled down.
So I nosed around in our paper treasures (where it is sometimes difficult to make one’s choice, after all, it’s like in a bookstore) and I discovered « Keetje » of Neel Doff: the preface by Henri Poulaille has cut short to my doubts, it is a proletarian author.
Neel Doff (1858-1942), auteure néerlandaise dont l’œuvre est « très largement autobiographique », a passé vingt ans dans une misère effroyable. Ses parents gagnaient à peine le nécessaire, puis son père a trouvé des emplois de moins en moins payés et il a sombré dans la boisson. Sa mère a dû abandonner son métier de dentelière pour élever ses neuf enfants.
Neel Doff (1858-1942), a Dutch author whose work is « very largely autobiographical », spent twenty years in appalling misery. Her parents barely earned the basics, then his father found increasingly lower-paying jobs and he fell into drinking. Her mother had to give up her lace-making trade to raise her nine children.
Un siècle plus tard à peine, j’ai eu un accès relativement facile à l’information sexuelle puis à la contraception. On ne m’a jamais raconté que les petites filles naissent dans les roses et les petits garçons dans les choux. À Neel (ou plutôt à son héroïne, Keetje), les voisins disaient « ta maman va acheter un bébé » à quoi elle répondait avec une sagesse précoce : « Oh non, nous sommes déjà huit enfants à la maison ! »
Just over a century later, I had relatively easy access to information about sex and then to contraception. I have never been told that little girls are born in roses and little boys in cabbages. To Neel (or rather to her heroine, Keetje), the neighbors would say « your mom is going to buy a baby » to which she replied with precocious wisdom: « Oh no, we are already eight children at home! »
J’ai interrompu ma lecture pour faire une recherche depuis le slogan des féministes réclamant l’accès à la contraception et la légalisation de l’avortement dans les années septante (soixante-dix) : « un enfant si je veux, quand je veux ! » Les francophones pourront lire cette histoire passionnante, sachant qu’en France et « en 1920 la loi anti-contraception punit toute propagande anticonceptionnelle et interdit aux médecins de donner à ce sujet le moindre conseil aux femmes ». Quant à Marie-Louise Giraud, elle sera guillotinée en 1943 pour avoir pratiqué des avortements. Qui se rappelle de cela, alors que de nos jours, chez nous, la majorité des gens a accès à l’information et aussi, très souvent, aux moyens contraceptifs ? Si les parents de Neel avaient eu accès à la contraception, la destinée de notre héroïne aurait été évidemment toute autre.
I interrupted my reading to search for the feminist slogan calling for access to contraception and the legalization of abortion in the seventies: « A child if I want, when I want! » French speakers will be able to read this fascinating story, knowing that in France and « in 1920 the anti-contraception law punished all contraceptive propaganda and prohibited doctors from giving women any advice on this subject. » As for Marie-Louise Giraud, she will be guillotined in 1943 for having performed abortions. Who remembers this, when today, in our country, the majority of people have access to information and also, very often, to contraceptives? If Neel’s parents had had access to contraception, the fate of our heroine would obviously have been quite different.
Après des années de lutte, les parents de Neel, découragés, avaient perdu tout espoir de sortir de leur condition, tandis que leur fille se prostituait avant que toute sa famille ne meure de faim. Neel ne comprenait pas : « La simplicité avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situation, me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour (…). Sans doute il n’y avait d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient.
J’étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé son œuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort. » (« Jours de famine et de détresse » ce sont les dernières phrases du volume.)
After years of struggle, Neel’s discouraged parents had lost all hope of coming out of their condition, while their daughter became a prostitute before her whole family starved to death. Neel did not understand: « The simplicity with which my parents adapted to this situation, made me take them in an aversion which increased every day (…). No doubt there was no other way for us not to die of hunger, but I refused to admit that this means was accepted without the revolt and the imprecations which, night and day, shook me.
I was too young to understand that in them misery had finished its work, while I had all my youth and all my vigor to rear up in the face of fate. » (« Jours de famine et de détresse » these are the last sentences of the volume.)
Neel Doff a cependant réussi à apprendre à lire et elle lit tout avec passion. Cependant, elle croit que riches et pauvres ne sont pas de la même espèce, de la même race. Et les relations qu’elle finit par nouer avec les uns et les autres, par exemple les peintres, pour qui elle pose, la renvoient parfois à son origine, quand ils la croient incapable d’accéder à leur culture. Elle-même s’est forgé sa propre culture, « mais pas de l’instruction, ainsi qu’elle le précise ». Cependant, ses innombrables lectures lui permettent de se situer : elle n’est pas la seule dans son cas.
Neel Doff has however managed to learn to read and she reads everything with a passion. However, she believes that the rich and the poor are not the same species, the same race. And the relationships she ends up forging with one another, for example the painters, for whom she poses, sometimes send her back to her origin, when they believe her incapable of accessing their culture. She has developed her own culture herself, « but not education, as she specifies. » However, her countless readings allow her to situate herself: she is not the only one in her case.
J’apprécie tout particulièrement son opinion concernant Zola : « J’avais la sensation de je ne sais quelle peinture superficielle, d’une réalité inventée ou observée en surface ; il me semblait qu’il s’était trop fié à son intuition, surtout quand il s’agissait du peuple. L’intuition ne vous livrera jamais l’âme de cet être malodorant qui déambule là, devant vous… »
Pour ma part, autrefois, j’ai dévoré Zola. Mais je me suis lassée des chutes inévitables de ses héros. Tous sont condamnés : maladie, malchance, trahison, pauvreté seront leur lot. Aucun n’est capable de sortir de sa condition. Or, Keetje, elle, s’en est sortie, même si elle restera hantée tout au long de sa vie « malgré l’acquisition d’une certaine aisance » par « la misère, mais aussi la puissance de l’argent, la domination masculine, la force des sentiments. »
I particularly appreciate her opinion about Zola: « I had the feeling of some sort of superficial painting, of a reality invented or observed on the surface; it seemed to me that he had relied on his intuition too much, especially when it came from the people. Intuition will never deliver the soul of this smelly being who walks there in front of you … »
For my part, I once devoured Zola. But I got tired of the inevitable downfalls of his heroes. All are condemned: disease, bad luck, betrayal, poverty will be their lot. None are able to come out of their condition. However, Keetje DID succeed, even if she will remain haunted throughout her life « in spite of the acquisition of a certain ease » by « the misery, but also the power of the money, the male domination masculine, the strength of feelings. »
« Keetje est un parcours de femme exceptionnel qui n’aurait probablement pu s’enclencher sans la lecture, la littérature. »
« Keetje is an exceptional woman’s destiny that probably could not have started without reading, literature. »
« Jours de famine et de détresse », « Keetje » et « Keetje Trottin » constituent ce qu’on appelle la « Trilogie de la faim ». Je note, par exemple, comme début d’un chapitre (dans « Jours de famine et de détresse » p 146 de mon édition de 1943) : « Après plusieurs années effroyablement remplies de jours de famine »…
« Jours de famine et de détresse », « Keetje » and « Keetje Trottin » form what is known as the « Trilogie de la faim » « Hunger Trilogy ». I note, for example, as the beginning of a chapter (in « Jours de famine et de détresse » p 146 of my 1943 edition): « After several years appallingly filled with days of famine » …
Les sources de mes citations autres que celles tirées des romans de Nell Doff sont Wikipédia, le Portail des littératures belges et « Karoo », articles que je vous invite vivement à lire à votre tour. Je vous invite tout autant à découvrir cette auteure remarquable (introuvable me direz-vous ? Essayez les éditions Plein Chant et les éditions l’Échappée, ou encore les bouquinistes).
The sources for my quotes other than those taken from Nell Doff’s novels are Wikipedia, le Portail des littératures belges et « Karoo », articles that I urge you to read in your turn. I invite you just as much to discover this remarkable author (impossible to find you say to me? Try les éditions Plein Chant and les éditions l’Échappée, or even the booksellers).
Je découvre Karoo, un site de critique et création culturelle très fourni.
« Les Bruxelloises connaissent toutes un peu Neel Doff (1858-1942). En tout cas celles qui sont déjà passées, au moins une fois, au bord des Étangs d’Ixelles et à côté de la place Flagey. Entre les deux, sur un triangle d’herbe, souvent garni de divers accessoires abandonnés, trône une sculpture usée et verdie par le temps. Ce monument rend hommage à Charles De Coster (NDLC auteur de Till l’espiègle) et représente les deux héros de sa grande œuvre, La Légende d’Ulenspiegel. Le personnage de Nele, penché sur son mélancolique amant, a les traits de Doff qui posa pour le sculpteur Charles Samuel. Ce visage anonyme, à part pour quelques connaisseuses qui viennent rendre hommage, de temps à autre, à De Coster ou à Doff, est l’une des seules traces laissées par l’écrivaine dans l’espace public en Belgique. »
I discover Karoo, a site of criticism and cultural creation very provided.
« The people of Brussels all know Neel Doff (1858-1942) a little. In any case, those who have already passed, at least once, on the edge of the Ixelles ponds and next to the Place Flagey. Between the two, on a triangle of grass, often furnished with various abandoned accessories, sits a sculpture worn and green by time. This monument pays homage to Charles De Coster (NDLC author of Till l’espiègle) and represents the two heroes of his great work, The Legend of Ulenspiegel. The character of Nele, leaning over her melancholy lover, has the features of Doff who posed for the sculptor Charles Samuel. This anonymous face, except for a few connoisseurs who come to pay homage, from time to time, to De Coster or Doff, is one of the only traces left by the writer in the public space in Belgium. »
Et puisqu’il s’agit de commencer l’année, il n’y a rien de scandaleux à s’installer douillettement pour savourer un bon bouquin, même si ce dernier parle de misère. Après tout, Neel Doff a écrit pour être lue : je vous souhaite, en sa compagnie ou pas, une belle année, la paix, rêvons un peu : la fin des mensonges, plus de fraternité… Je vous souhaite une année 2022 qui vaille la peine d’être vécue.
And since it’s the start of the year, there’s nothing scandalous about getting cozy up and savoring a good book, even if it is about misery. After all, Neel Doff wrote to be read: I wish you, in her company or not, a good year, peace, let’s dream a little: the end of lies, more fraternity … I wish you a year 2022 that is worth it pain to be lived.
Avez-vous pu compter tous les avions ?
Were you able to count all the planes?