Anne

Je n’ai pas envie d’en parler, mais je ressens l’obligation de transmettre cela, à la place de trucs bien plus intéressants. Bernadette a transmis la phrase d’Armando Navarro Mora : « 800 jets privés sont allés en Égypte pour te dire d’aller au travail à vélo, que tu détruis la planète. » Une formule lapidaire qui montre à quel point nos dirigeants se fichent complètement de l’environnement. Ce n’est pas eux qui prendront les mesures nécessaires.
Arte a présenté une sorte d’hélicoptère dont j’ai oublié le nom, il peut survoler Paris à vingt kilomètres/heure sans pollution ni grand bruit. Pas mal ! Mais d’où viennent les métaux dont sont constituées ses batteries ? Le speaker conclut en évoquant le gros intérêt de cet appareil pour les Jeux Olympiques.
I don’t want to talk about it, but I feel an obligation to pass this on, instead of much more interesting stuff. Bernadette passed on the sentence of Armando Navarro Mora: « 800 private jets went to Egypt to tell you to go to work by bike, that you are destroying the planet. » A lapidary formula that shows how much our leaders do not care about the environment. They are not the ones who will take the necessary measures.
Arte presented a kind of helicopter whose name I forgot, it can fly over Paris at twenty kilometers per hour without pollution or much noise. Not bad ! But where do the metals that make up its batteries come from? The speaker concludes by evoking the great interest of this device for the Olympic Games.

Je m’étouffe : le sport à grand spectacle, industriel, c’est surtout une catastrophe sur le plan environnemental.
I’m choking: Spectacle, industrial sport is mostly an environmental disaster.

Les photos de cette page ont été prises à Courtenay,
le 11 novembre et par beau temps,
nous y avons fait notre balade rituelle.

The photos on this page were taken in Courtenay,
on November 11th and in good weather,
we took our ritual walk there.

Je n’en dis pas plus, je ne sais pas ce qu’il faudrait faire et j’ignore même si ma rogne présente un quelconque intérêt…
Voilà un mois que nous sommes revenus de notre dernière escapade, il est temps de parler d’autre chose : c’en est fini, au moins jusqu’à notre prochaine virée, de la Provence, de Banon, du Bleuet.
I won’t say more, I don’t know what to do and I don’t even know if my anger is of any interest…
It’s been a month since we got back from our last getaway, it’s time to talk about something else: it’s over, at least until our next trip, from Provence, Banon, Bleuet.

Pourtant c’est au Bleuet que Paul a découvert un livre d’Anne Cuneo. Paul avait été en contact avec elle bien avant son décès en 2015 ; il avait rédigé une chronique sur « le maître de Garamond », et Anne l’avait remercié. « Le maître de Garamond » est un roman historique. Le maître, c’est Antoine Augereau, pendu, et brûlé avec ses livres, en 1534, en plein essor du protestantisme. Religions et imprimerie sont liés. Garamond, élève d’Augereau, se consacre à la création de caractères d’imprimerie plus lisibles que le gothique, afin de rendre la lecture accessible à un plus grand nombre. Au contraire, l’église cherche à asseoir son autorité en maintenant les gens dans l’ignorance, en les soumettant par la peur. Ce n’est pas un hasard si Luther et Calvin ont voulu réformer l’église.
Yet it was at Bleuet that Paul discovered a book by Anne Cuneo. Paul had been in contact with her long before her death in 2015; he had written a column on « le maître de Garamond » « the master of Garamond », and Anne had thanked him. « Le maître de Garamond » is a historical novel. The master is Antoine Augereau, hanged, and burned with his books, in 1534, in full swing of Protestantism. Religions and printing are linked. Garamond, a pupil of Augereau, devoted himself to creating print types that were more legible than Gothic, in order to make reading accessible to a greater number of people. On the contrary, the church seeks to establish its authority by keeping people in ignorance, by subduing them through fear. It is no coincidence that Luther and Calvin wanted to reform the church.

Le livre trouvé au Bleuet, c’est l’autobiographie d’Anne Cuneo : « portrait de l’auteur en femme ordinaire ». Le titre déjà m’enthousiasme. J’aime les gens « ordinaires », j’aime être moi-même quelqu’un d’ordinaire. Ce n’est pas vil, ce n’est pas bas. C’est un compliment quand je dis de telle personne qu’elle est ordinaire.
The book found at Le Bleuet is the autobiography of Anne Cuneo: « portrait de l’auteur en femme ordinaire », « portrait of the author as an ordinary woman ». The title already excites me. I like « ordinary » people, I like being ordinary myself. It’s not vile, it’s not low. It is a compliment when I say such a person is ordinary.

[p 25/26] « Écrire, c’est un effort inouï. Être tout le temps à la hauteur de cet effort… j’en crèverais. Je ne peux pas toujours être au sommet de ma forme. Je revendique mes moments de médiocrité. Je revendique même une médiocrité constante, car je ne suis pas sûre du tout que pour écrire il faille des dons particuliers, que certains d’entre nous auraient et d’autres pas : je crois que seul l’acharnement à vouloir, et non la capacité de tenir une plume, distingue ceux qui publient de ceux qui ne publient pas. » Anne
[p 25/26] « Writing is an incredible effort. To be up to this effort all the time… I would die of it. I can’t always be at the top of my game. I claim my moments of mediocrity. I even claim a constant mediocrity, because I’m not at all sure that writing requires special gifts, which some of us would have and others would not: I believe that only the will, and not the ability to hold a pen, distinguishes those who publish from those who do not publish. » Anne

[p 26] « Je suis une femme ordinaire. J’ai faim, j’ai soif, je suis malade, gaie, triste (…).
Je m’intitule écrivain pour emmerder le monde, parce que cela n’est pas reconnu comme un métier. Pour moi, dire dans mon passeport que je suis écrivain, ça signifie proclamer que ça devrait être un gagne-pain comme mécanicien, chauffeur ou couturière. » Anne
[p 26] « I am an ordinary woman. I am hungry, I am thirsty, I am sick, happy, sad (…).
I call myself a writer to piss off the world, because it is not recognized as a profession. For me, saying in my passport that I am a writer means proclaiming that it should be a livelihood as a mechanic, driver or seamstress. » Anne

Anne est née en France de parents italiens en 1936 : à cette époque, ses parents se sont sentis suffisamment indésirables pour retourner en Italie. La guerre a éclaté. Son père travaillait pour l’Allemagne, c’était de notoriété publique, en réalité il sabotait le travail et fournissait des marchandises qui ne tardaient pas à casser. À la libération, au moment des règlements de compte arbitraires, ce résistant a été assassiné et l’on n’a jamais su si c’était par les résistants ou par les fascistes.
Anne was born in France from Italian parents in 1936: at that time, her parents felt unwanted enough to return to Italy. War broke out. His father worked for Germany, it was common knowledge, in reality he sabotaged the work and provided goods that were soon to break. At the liberation, at the time of arbitrary settling of accounts, this resistance fighter was assassinated and they never knew if it was by the resistance fighters or by the fascists.

Anne a connu une enfance terrible, de grandes souffrances, la faim et le froid en permanence. Mon enfance a moi a été bien plus paisible, pourtant, dès les premières pages, je vois que nous avons en commun les bases sur lesquelles nous nous sommes construites : « Un enfant, ça ne comprend rien », mes parents comme les siens en étaient convaincus. Je ne sais pas à quel âge j’ai compris que je n’avais pas à intervenir sur certains sujets. Il ne s’agissait pas seulement de laisser la parole en priorité aux adultes, une règle à ne pas transgresser. Il fallait de plus faire semblant d’être sourde, car certaines choses n’étaient pas pour nous. Nous devions faire croire aux adultes que « tout ça » ne présentait aucun intérêt pour nous, que nous ne comprenions pas, en leur cachant notre curiosité et notre désir de comprendre.
Anne had a terrible childhood, great suffering, constant hunger and cold. My own childhood was much more peaceful, however, from the first pages, I see that we have in common the bases on which we built ourselves: « A child, that does not understand anything », my parents, like her, were convinced. I do not know at what age I understood that I did not have to intervene on certain subjects. It was not just a question of giving priority to adults to speak, a rule that should not be broken. We also had to pretend to be deaf, because some things were not for us. We had to make adults believe that « all this » was of no interest to us, that we didn’t understand, by hiding our curiosity and our desire to understand from them.

Nous n’étions pas les enfants idiots que les adultes imaginaient, je dirai même que nous avions une bonne intuition et beaucoup de finesse pour capter ces nuances et jouer le jeu qu’on nous imposait.
We were not the stupid children that adults imagined, I would even say that we had a good intuition and a lot of fineness to capture these nuances and play the game that was imposed on us.

Anne était rousse : dans les établissements religieux où on l’a enfermée, c’était la couleur du diable, il ne fallait pas laisser le Malin dominer cette pécheresse. J’étais rousse (un peu moins aujourd’hui, c’est devenu plus foncé avant de virer au blanc). Ma mère était folle de joie d’avoir un enfant roux. J’ai terriblement souffert de mon aspect physique. Combien de fois ai-je été interpelée par un « Poil de Carotte » narquois ? Et je ne cite pas les autres méchancetés, beaucoup plus cruelles.
Anne was red-haired: in the religious establishments where she was locked up, it was the color of the devil, we must not let the Evil One dominate this sinner. I was redheaded (a little less today, it got darker before turning white). My mother was overjoyed to have a ginger child. I suffered terribly from my physical aspect. How many times have I been challenged by a smirking « Poil de Garotte » (« carrot hair ») ? And I do not quote the other wickedness, much more cruel.

Je suis persuadée que ma personnalité s’est forgée en grande partie à cause du regard des autres : je n’ai jamais eu une estime vraiment bonne de moi-même. J’ai toujours été rebelle, provocatrice. Je suis quelqu’un qui hésite trop, c’est la raison (une des raisons, je ne sais pas ?) pour laquelle je ne suis pas devenue romancière.
I am convinced that my personality was forged in large part because of the gaze of others: I have never had a really good self-esteem. I have always been rebellious, provocative. I’m someone who hesitates too much, that’s the reason (one of the reasons, I don’t know?) why I didn’t become a novelist.

Anne crevait de manque d’amour. Elle pioche dans sa mémoire pour en rapporter toutes les bribes d’amour qu’elle peine à rassembler, et elle ne trouve pas grand-chose. Elle suppose que si son père avait vécu, elle serait entrée en conflit avec cet homme très autoritaire en entrant dans l’adolescence, mais il est mort. Sa mère n’était pas faite pour avoir des enfants, Anne et son frère Roger se sont sentis abandonnés.
Anne was dying of lack of love. She digs into her memory to bring back all the scraps of love she struggles to collect, and she doesn’t find much. She assumes that if her father had lived, she would have come into conflict with this very authoritarian man as she entered adolescence, but he is dead. Her mother was not made to have children, Anne and her brother Roger felt abandoned.

Pendant son enfance, Anne a passé des années bien trop nombreuses dans des établissements religieux où le message d’amour de Jésus n’avait pas passé la porte. Elle y a appris à mentir au point de ne plus pouvoir se défaire de cette manie, qui d’abord l’a protégée mais qui est devenue un défaut quand elle n’en avait plus besoin.
As a child, Anne spent far too many years in religious institutions where Jesus’ message of love did not pass through the door. There she learned to lie to the point of not being able to get rid of this mania, which at first protected her but which became a fault when she no longer needed it.

Son récit donne tous les détails du mécanisme qui fait que l’on devient qui l’on devient. C’est un portrait remarquable et exemplaire. Il me rappelle les avertissements de Tomkiewicz, ce pédopsychiatre hors du commun, hélas disparu, dont les travaux pourraient nous être très utiles pour affronter notre quotidien. Il parlait de « gauchissement », le terme me paraît explicite. Les aspirations saines et naturelles de Anne se sont heurtées contre un mur où elles ont été disloquées, la laissant incapable de s’estimer elle-même, ni même de se connaître, au point d’épouser sans l’aimer le premier qui lui manifestait de l’intérêt.
Her story gives all the details of the mechanism that makes one become who one becomes. It is a remarkable and exemplary portrait. It reminds me of the warnings of Tomkiewicz, this extraordinary child psychiatrist, unfortunately deceased, whose work could be very useful to us in facing our daily lives. He was talking about « warping », the term seems self-explanatory to me. Anne’s healthy and natural aspirations have come up against a wall where they have been dislocated, leaving her incapable of esteeming herself, or even of knowing herself, to the point of marrying without loving the first who showed her some interest.

Le petit enfant a besoin d’amour et de sécurité, les deux étant inextricablement liés. C’est ce qui le rendra intelligent et fort. Anne a dû se débrouiller sans l’un ni l’autre. Pour moi, la situation n’a jamais été aussi tragique, mais mes parents manquaient de temps, et on peut imaginer que quelques notions élémentaires de psychologie leur auraient été utiles.
The small child needs love and security, the two being inextricably linked. This is what will make him smart and strong. Anne had to make do without either. For me, the situation has never been so tragic, but my parents were short on time, and one can imagine that a few basic notions of psychology would have been useful to them.

Anne et moi avons souffert du manque de considération : « tu ne peux pas comprendre — tu comprendras plus tard. » De là à se sentir méprisées, le pas était vite franchi.
Anne and I suffered from the lack of consideration: « you can’t understand — you will understand later. » From there to feeling despised, the step was quickly taken.

Bien sûr, ce « portrait de l’auteur en femme ordinaire » aborde d’innombrables autres questions. Je l’ai lu en apnée, j’espère que certains d’entre vous découvriront avec intérêt cette belle œuvre.
Of course, this « portrait de l’auteur en femme ordinaire » touches on countless other issues. I read it in apnea, I hope that some of you will discover this beautiful work with interest.

Restons en Suisse (le pays où elle s’est installée) pour une rubrique nécrologique : la semaine dernière, Michel Bühler était terrassé par une crise cardiaque à septante-sept ans (je parle vaguement suisse au besoin). Nous avons vu plusieurs fois sur scène ce chanteur remarquable, j’ai pu échanger quelques mots avec lui et surtout, j’admire son immense talent. Il laisse plus de deux cents chansons évoquant son pays ou ses voyages, et tout ça est pétri d’humanité et de poésie.
Let’s stay in Switzerland (the country where she settled) for an obituary: last week, Michel Bühler was struck down by a heart attack at the age of seventy-seven (I speak vaguely Swiss if necessary). We saw this remarkable singer several times on stage, I was able to exchange a few words with him and above all, I admire his immense talent. He leaves more than two hundred songs evoking his country or his travels, and all of this is steeped in humanity and poetry.

77
In France : soixante-dix-sept
In Switzerland : septante-sept

Nous avons tenté de nous consoler un peu en regardant une de ses interviews. S’il était un homme comblé, il estimait que nous avons tout raté parce que nous sommes dans une période où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Il a raconté dans des romans très réalistes les luttes qui ont eu lieu à Sainte-Croix, où il a passé presque toute son existence.
We tried to console ourselves a little by watching one of his interviews. If he was a happy man, he felt that we missed everything because we are in a period where the rich are getting richer and the poor are getting poorer. He recounted in very realistic novels the struggles that took place at Sainte-Croix, where he spent most of his life.

Ciao Bübu !
Je vais sans doute ajouter quelques-unes de tes chansons à mon répertoire.
Ciao Bubu!
I will no doubt add some of your songs to my repertoire.

Le hasard nous a fait découvrir les « Plans Fixes ». Ce sont des interviews de nombreuses personnalités, on peut y voir Anne Cuneo ou Michel Bühler. Je crois que nous allons piocher dans l’immense liste proposée par ces plans fixes, qui laissent vraiment la place à l’interviewé, pour notre plus grand plaisir.
Chance introduced us to the « Plans Fixes », « Fixed Plans ». These are interviews with many personalities, we can see Anne Cuneo or Michel Bühler. I believe that we are going to draw from the huge list offered by these fixed shots, which really leave room for the interviewee, for our greatest pleasure.

2 réflexions sur « Anne »

  1. Merci pour avoir évoqué Anne Cuneo et le Maître de Garamond, je me suis souvenu qu’il y a en ce moment une exposition « De Garamond aux Garamond(s) une aventure typographique » à la Bibliothèque Mazarine (Institut de France).
    Du coup je suis allé la voir hier.
    C’est une petite exposition mais néanmoins intéressante, l’occasion de voir de vieux livres et documents, ainsi que du matériel typographique (fontes).
    L’exposition se tient jusqu’au 30 décembre (gratuite !)

    • Si je comprends bien, je t’ai incité à voir cette exposition. Ah, les caractères en fonte ! Ils sont bien connus des enseignants Freinet qui pratiquaient l’imprimerie à l’école, ceux qui ont connu ça ont vécu de grands moments.
      Sais-tu que les typographes savaient lire à l’envers (au lieu d’utiliser un miroir pour vérifier les épreuves avant de lancer l’impression) ? J’en parle au passé puisque maintenant, même l’offset a sans doute disparu…

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